Entretien avec un de nos designers favoris : Nacho Carbonell


Nacho! Nacho! Nacho!

Par Anna Carnick

Nacho Carbonell voit ses créations comme des organismes vivants potentiels, des créatures susceptibles de prendre vie à chaque moment pour nous surprendre. Né en Espagne et basé à Eindhoven, Nacho Carbonell attire le public avec son œuvre narrative entre le naturel et l’imaginaire, qui donne place à l’interaction et la réflexion. “Je veux créer des objets narratifs et fantaisistes qui permettent d’échapper à la vie quotidienne”, explique Nacho Carbonell pour décrire son œuvre.

Nacho Carbonell a fait tourner des têtes pour la première fois avec Pump It Up, son projet de fin d’études à la Design Academy Eindhoven. Il s’agit d’une chaise rembourrée d’air et de mousse qui prend la forme du corps de la personne qui s’assied, connectée à une flopée de créatures gonflables.

Six ans plus tard, le designer continue d’explorer les idées de connectivité et d’interdépendance par des pièces mélangeant artisanat, design et art, comme par exemple Evolution, une série de mobilier destinée à l’espace public qui met en avant notre capacité à vivre ensemble et offre un refuge loin de l’excès d’information auquel nous faisons face aujourd’hui, ou encore Tree Chair, une chaise qui voudrait absolument être un arbre, et enfin Luciferase, une série de créatures produisant de la lumière inspirée par une enzyme productrice de photons présente dans les organes lumineux de certaines faune et flore.

Nacho Carbonell a pris le temps de s’asseoir pour discuter avec nous de son parcours en tant que designer et de sa vision du rôle qu’a un designer aujourd’hui.

Anna Carnick : Quand est-ce que vous avez compris que vous vouliez devenir designer ?

Nacho Carbonell : C’est arrivé comme ça, sans prévenir. Toute ma vie, j’ai été un piètre étudiant. Quand j’ai fini le lycée, je ne savais pas quoi faire de ma vie. Par chance, l’année d’avant, mes parents avaient hébergé un élève américain dans le cadre d’un échange, qui m’a à son tour invité à venir voir la toute petite ville de Goshen, dans l’Indiana.

AC : C’était votre premier séjour aux Etats-Unis ?

NC : Oui. Comme j’avais 18 ans et que j’avais déjà eu mon bac, j’ai pu passer 6 mois là-bas et prendre des cours de céramique, de photographie et d’ébénisterie dans un lycée local. J’ai adoré cette expérience, qui m’a d’ailleurs beaucoup inspiré. Toutes ces activités étaient artisanales, et c’est là que j’ai compris quel chemin je devais prendre.

Quand je suis retourné en Espagne, je ne connaissais rien au design. Grâce à ma mère, je suis allé me renseigner à la Cardenal Herrera University. C’est là que j’ai vu les salles de céramiques, de photographie et l’espace d’ébénisterie : tout de suite, j’ai su que c’était mon environnement. C’était la première fois que j’ai ressenti une telle motivation scolaire, alors j’ai foncé. A la fin de la première année, j’ai compris que c’était mon domaine.

AC : Après votre licence, vous avez étudié à la Design Academy Eindhoven. Après l’école, vous avez également eu l’opportunité d’effectuer un stage avec de grands designers. Qu’avez-vous appris en travaillant avec Vincent de Rijk et Joris Laarman ?

NC : Avec Vincent, j’ai appris comment travailler avec mes mains, et à quel point le temps est précieux. J’ai aussi compris que quand on veut quelque chose, il faut travailler dur pour y arriver.

Quand j’ai commencé à travailler avec Joris, il était jeune diplômé. Malgré son jeune âge, il a commencé fort et j’ai tout fait pour m’imprégner de son énergie. Je l’ai aidé à développer quelques projets et voir une personne si jeune s’occuper de si nombreuses tâches m’a beaucoup inspiré. Il est devenu pour moi une référence : aujourd’hui, grâce à lui, j’arrive à me dire que je suis capable de faire tout ce que je souhaite entreprendre !

AC : Depuis quand votre studio est-il ouvert ?

NC : J’ai eu mon diplôme en 2007. Le jour même, j’ai commencé à penser à mon studio. Depuis, j’y travaille 24h/24, 7 jours/7.

AC : Comment décririez-vous la culture et l’espace de votre studio ?

NC : Il y a un an et demi, nous avons déménagé dans un nouvel endroit, dans lequel l’espace nous permet de mieux nous organiser, dans plusieurs départements différents. Mon studio est surtout un centre de recherche et de développement de matériaux et de produits. Il comprend une salle métallurgie, une salle d’ébénisterie, une salle de travaux chimiques, et une salle humide dans laquelle nous travaillons le plâtre, le ciment et autres matériaux du même genre. Nous avons également un coin textile et une pièce centrale dans laquelle je prends plaisir à admirer ce qui ressort de toutes ces pièces différentes, pour ensuite créer les objets finaux.

Pour moi, mon équipe fait partie de ma famille. On passe toute la journée ensemble, même le petit-déjeuner à 9 heures ! C’est la meilleure manière de commencer la journée, et ça donne envie d’arriver à l’heure ! Je leur donne leurs tâches journalières et explique les objectifs à atteindre. La nourriture est très importante : je tire sûrement cela de mes origines espagnoles. Au déjeuner, on se rassemble à nouveau et chaque jour, une personne cuisine pour toute l’équipe. Normalement, nous sommes environ 10 personnes, c’est pourquoi cela peut paraître un peu compliqué pour certains, mais cela permet aussi de mieux connaître les gens avec qui l’on travaille. Plus on est confortables, plus il est facile de supporter les heures supplémentaires tous ensemble. (rires)

Je crois que grâce à la technologie, le monde dans lequel nous vivons ne cesse de changer. Le rôle du designer est d’aider les gens à comprendre ces changements tout d’abord, puis de les habituer à ces transformations.

AC : C’est super ! Quelle a été l’évolution de votre travail depuis les 6 dernières années ?

NC : Je suis en permanence à la recherche de mes limites. Quand j’ai obtenu mon diplôme, j’ai senti que j’avais atteint mes limites avec Pump It Up. Six ans plus tard, je suis toujours persuadé que cette première œuvre pourrait être mon chef-d’œuvre. Je suis toujours à la recherche de quelque chose de mieux. Ça occupe, de toujours se demander si l’on peut battre son propre record.

AC : Quel est selon vous le rôle du designer dans le monde actuel ?

NC : Pour moi, un designer doit être particulièrement analytique et conscient de ce qu’il se passe dans le monde, notamment en observant les comportements et en s’adaptant aux nouveaux environnements. Je crois que grâce à la technologie, le monde dans lequel nous vivons ne cesse de changer. Le rôle du designer est d’aider les gens à comprendre ces changements tout d’abord, puis de les habituer à ces transformations.

AC : Qu’est-ce qui vous rend particulièrement heureux ?

NC : Créer, définitivement. Ce qui me rend heureux, c’est de savoir qu’à la fin, je peux regarder un objet que j’ai créé avec mon équipe : un objet qui provient d’une idée qui a su grandir jusqu’à maturité. Je crois que c’est la plus grande satisfaction que peut avoir une personne créative.

Je me vois un peu comme un biologiste marin égaré.

AC : Comment faites-vous la balance entre travail et vie personnelle ? Vont-elles de paire ?

NC : Malheureusement, ou heureusement, oui. C’est beaucoup trop compliqué de distinguer sa vie privée et sa vie professionnelle. Je ne peux pas arriver chez moi et démissionner jusqu’au lendemain : ma tête travaille en permanence. Avec un délai en tête, il faut aussi mettre son corps en marche ! Si l’on veut que le produit soit créé et terminé, il n’y a aucun compromis possible. Du moins, pas pour moi. Je ne peux pas me dire “ok, j’arrête, je finirai demain.”

AC : Parlons un peu des thèmes abordés dans votre œuvre. Pouvez-vous nous l’importance qu’ont l’interaction et de la connectivité pour vous ? Comment ces concepts sont liés entre eux, aux objets et à l’environnement ?

NC : Je crois qu’ils sont tous liés entre eux. Quelque part, nous sommes tous liés à la nature et à l’art.

Parfois, nos possessions deviennent des obsessions. C’est une obsession que j’aime analyser, car elle concerne des objets et non une autre personne. J’aime comprendre pourquoi est-ce que cela arrive. Je pense que c’est intimement lié à mon projet Pump It Up et cette idée de domination de l’être humain par son désir des objets, sans pour autant que les objets ne désirent l’être humain. Un objet n’a pas besoin d’exister, mais on dirait que nous avons besoin des objets : une canne pour tenir debout, un téléphone pour communiquer, etc. Dans ce cas, j’ai voulu faire en sorte que les objets nous désirent ou nous nécessitent afin de montrer sa beauté et sa fonction. J’ai voulu créer une véritable symbiose entre l’utilisateur et l’objet, afin que les deux en bénéficient équitablement.

Cette idée de lien n’est jamais sortie de mon esprit. J’essaie de l’utiliser comme fil conducteur de toute mon œuvre.

AC : Quelques unes de vos œuvres, toutes très amusantes et narratives, semblent proposer un refuge contre le monde qui nous entoure, qu’il soit physique ou intellectuel. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur le rôle de l’évasion dans votre travail ?

NC : Je n’appellerais pas ça de l’évasion. Pour moi, c’est plus une sorte d’introspection, ou une opportunité de se connaître un peu mieux. Une fois que l’on se connaît bien soi-même, on est davantage capable de communiquer avec le reste du monde.

Je crois que cela vient de mon expérience personnelle. Par exemple, quand j’ai quitté mon réseau professionnel en Espagne pour les Pays-Bas, où je me suis parfois senti seul, j’ai ressenti un grand changement et une grande introspection. Cela m’a permis de me connaître mieux et de sortir plus fort de mon cocon.

Mon premier voyage d’introspection était mon séjour à Goshen, Indiana. Là-bas, je me suis également senti très seul. J’ai réussi à me développer loin de toute influence ou de ma famille, de mes amis et de mon entourage habituel. Au final, si on n’explore pas les choses soi-même, on sera toujours influencé par les choses qui nous entourent. Mes objets sont là pour dire “qui es-tu vraiment ? Sois toi-même, et n’aie pas peur de découvrir qui tu es vraiment”

AC : Par curiosité, je me demande quel était votre niveau d’anglais en arrivant aux Etats-Unis ?

NC : Vraiment nul. Je parlais encore moins bien qu’aujourd’hui ! (rires)

AC : Mais non, votre anglais est très bon !

NC : Même avec le peu d’anglais que j’avais, j’arrivais à communiquer avec les autres.

AC : C’est très intéressant ! J’imagine que la barrière de la langue a renforcé votre expérience car vous étiez plus autonome et séparé du monde qui vous était familier.

NC : Exactement. Ca donne l’impression d’être dans sa bulle. Beaucoup sont surpris d’apprendre que j’aie pu vivre aux Pays-Bas pendant huit ans sans parler la langue. Mon studio est international, j’ai fréquenté une école internationale et je suis venu avec ma femme. J’ai tenté d’apprendre la langue plusieurs fois, mais en vain. C’était trop difficile pour moi. Aujourd’hui, je suis comme dans une réalité parallèle. C’est marrant  d’aller au supermarché sans savoir si l’on s’adresse à vous ou pas. Ca permet d’avoir beaucoup de temps pour soi, sans aucune interruption.

Quand je vais en Espagne, j’ai l’impression d’avoir un super-pouvoir, parce que j’arrive à avoir des conversations avec les gens qui m’entourent. En ce moment, l’ambiance en Espagne est un peu triste : les gens sont malheureux de ne pas avoir de travail et de ne pas avoir grand-chose. Tout cela m’affecte beaucoup. Ici, je ne sais pas de quoi les gens parlent : ça a beaucoup d’avantages, mais aussi des inconvénients.

AC : La nature, la science et la fiction se retrouvent souvent dans vos œuvres, comme par exemple Tree Chair ou Bush of Iron. Quelques unes semblent provenir d’un autre monde, alors que d’autres ressemblent à des créatures primitives. Quel est la place de la nature ou de la science dans votre œuvre ?

NC : Je me vois un peu comme un biologiste marin égaré. C’est la seule chose que je voulais devenir quand j’étais au lycée, parce que j’adore la mer et je m’imaginais bien nager avec les dauphins (rires). Pour devenir biologiste, il faut beaucoup étudier, et à l’époque, je n’aimais pas beaucoup les livres… Ma passion pour la nature passe par mes mains, c’est pourquoi mes objets sont souvent fantaisistes ou naturels. J’ai même l’impression que certains de mes objets ont un caractère, une personnalité : un peu comme des animaux de compagnie ! Consciemment ou inconsciemment, les objets sont plein de vie.

AC : N’êtes-vous pas un peu un conteur ?

NC : Bien sûr que si ! Je me sens toujours obligé de me justifier et de comprendre les raisons qui me poussent à faire ce que je fais. Je me raconte l’histoire à moi-même, et si ça vaut le coup, alors un objet est né.

Par exemple, la Tree Chair est comme un conte de fée qui explique l’idée que je me fais d’une chaise qui voudrait être autre chose. La chaise est liée à nous, mais se voit comme un autre objet. Pour moi, c’est l’histoire d’une chaise qui se demande d’où elle vient, ce qu’elle veut être et qui un jour, regarde par la fenêtre et voit un arbre. Là, elle comprend qu’elle est faite du même matériau, puis elle a un déclic : “ok, j’ai envie d’être comme mes parents les arbres”. Du coup, elle fait tout son possible pour ressembler à cet arbre. Elle réalise que cet arbre est un refuge pour les insectes, les animaux, les oiseaux et construit son cocon. Une chaise ne pourra évidemment jamais être un arbre, c’est juste une histoire.

Pour moi, l’histoire est là pour justifier l’avènement d’une nouvelle chaise dans ce monde. Je ne pense pas qu’on ait besoin d’une chaise normale, on en a déjà plein !

AC : Vous semblez prendre plaisir à expérimenter les matériaux. Qu’est-ce que vous préférez dans la sélection et le développement des matériaux ?

NC : Déjà, il faut trouver le matériau qui racontera votre histoire. La Tree Chair n’existerait pas sans la sciure et les feuilles. Dans ce cas, l’utilisation de ce matériau est complètement justifié, car il mélange nature et industrie pour raconter une histoire. Ces deux univers se rassemblent et racontent leur histoire.

C’est la même chose pour les objets de la série Evolution. C’est sur du papier que l’on lit l’actualité, c’est pourquoi on voulait créer quelque chose qui parle de nos actions dans la société. Nous avons créé un refuge tout en papier afin d’intégrer l’idée d’introspection pendant la lecture.

AC : Parfois, le public ne sait même pas ce qu’il est en train de regarder : un meuble, une sculpture, une créature, ou tout à la fois. Est-ce que cette ambigüité a une place importante pour vous, où est-ce juste une coïncidence engendrée par le processus créatif ?

NC : Parfois, je dois admettre que nous avons nous-mêmes un peu de mal à savoir ce que nous sommes en train de créer (rires). Je ne crois pas au concept d’étiquettes, donc c’est comme jouer avec le public, et lui faire se poser des questions, auxquelles je ne donnerai pas de réponse. En tout cas, toutes les pièces sont là pour une raison bien précise.

Je joue beaucoup avec les questions de valeur, d’étiquette et d’artisanat. Je me fiche que ce soit de l’art contemporain ou du design. Je laisse les étiquettes au marketing : en qualifiant une pièce d’art contemporain, elle a une certaine valeur. En la qualifiant autrement, elle a une autre valeur. Par exemple, pour une chaise : si c’est fonctionnel, ça veut dire que ce n’est pas de l’art, donc ça n’a pas de valeur. Si c’est juste un bloc de déchets, ça peut s’appeler de l’art et avoir une autre valeur. Toutes mes pièces sont le fruit d’un grand travail manuel, tout en étant fonctionnelles : comment les qualifier ? Je n’en sais rien. Un objet, une création ? Certaines personnes vont se gratter la tête, leur donner un nom et une étiquette, mais ça ne m’intéresse pas.

AC : Ca fait du sens. De quels projets rêvez-vous en ce moment ?

NC : Je rêve toujours du prochain projet. Plus personnellement, j’aimerais créer un studio sans limites, comme un espace où mon équipe et moi puissions explorer et innover sans cesse. Voilà mon rêve.

AC : Vous avez l’air bien parti, en tout cas.

NC : On essaie, on essaie. Ce qui est sûr, c’est que l’on travaille dur pour y arriver (rires) !


*Cette interview a été condensée et éditée.

  • Interview by

    • Anna Carnick

      Anna Carnick

      Anna est la Rédactrice en Chef de Pamono. Ses textes ont figuré dans plusieurs publications d'art et de culture et elle a rédigé plus de 20 livres. Anna aime rendre hommage aux grands artistes et elle apprécie tout particulièrement les bons pique-niques.

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